11. ÉDUCATION DES PETITS
IL rejoint les enfants de la horde et les incite à observer attentivement ce qu’il va faire.
Les enfants ne comprennent pas pourquoi un mâle dominant joue avec eux. D’habitude, les grands les ignorent. Ils ont appris à s’en méfier. Ne serait-ce que parce qu’en période de disette les mâles dominants cherchent parfois à les manger. Ils n’observent pas ce qu’IL fait, ils l’observent, lui. D’ailleurs, ils ne comprennent pas non plus ce qu’il fait.
IL prend une feuille large, la pose sur sa main droite fermée en forme de puits cylindrique et la frappe ensuite d’un coup sec. Cela provoque une détonation ! Aussitôt, c’est l’émerveillement parmi la nouvelle génération. Les enfants poussent des exclamations de joie. Ils se tapent sur la tête avec le plat de la main. Chacun se met à explorer les alentours en quête de feuilles bien plates susceptibles de bien claquer. Et ils reproduisent le nouveau jeu.
Le chef de horde est énervé par tout ce bruit. Il a envie de faire taire les petits mais le problème c’est qu’ils sont trop nombreux. Il a besoin d’une victime expiatoire. Il la trouve en la personne de l’ancien chef de horde qui, bien que vieux, est arrivé à s’en tirer jusqu’à ce jour. Ne pouvant raisonner la nouvelle génération, tant pis, il se défoulera sur la précédente.
L’ancien chef de horde est précieux pour le groupe car il sait distinguer les herbes comestibles de celles qui ne le sont pas, mais le chef actuel a besoin de quelqu’un sur qui passer sa hargne.
Ce sont toutes les émotions dues à la foudre, au monstre de la caverne, aux lionnes, à la guerre contre les babouins qu’il lui faut canaliser. Le chef de horde provoque le vieux en duel singulier. L’autre préfère tendre sa main en signe de soumission. Les enfants, intéressés par la violence qui est, après tout, le jeu suprême des adultes, abandonnent leurs feuilles à faire claquer et accourent au spectacle.
Le chef de horde se pavane devant son public acquis. Le vieux a toujours la main tendue, alors le chef lui répond en la mordant jusqu’au sang. Puis il pousse l’ancien en arrière et, sans hésiter, le tape de ses deux poings serrés en marteau jusqu’à lui faire éclater la tête.
IL assiste avec stupéfaction à cette démonstration de violence gratuite. Mais il perçoit l’utilité de ce comportement. Ce crime gratuit fait un peu oublier les angoisses précédentes. Une horreur chasse l’autre. Une injustice relativise les coups du destin. Le chef de horde est en train d’inventer le concept de « bouc émissaire ». Canaliser la violence sur un innocent ressoude le groupe.
Et puis, ce crime permet au chef de réaffirmer la hiérarchie au sein de la horde, il est le plus fort, il a le droit de s’énerver, il a le droit d’être injuste, tout le monde doit avoir peur de lui. Il est plus agréable d’avoir peur de son chef que peur des léopards qui viennent vous manger quand vous dormez.
Sans hésiter, le chef achève son prédécesseur. Il ouvre la cage thoracique de l’ancien et en sort son foie qu’il mange goulûment pour marquer les esprits.
Ainsi finissent les vieux chefs. A cet instant, tous les membres de la horde pensent : « Ainsi finira-t-il, lui aussi, un jour. Mangé par son successeur. » Et cette idée aussi rassure la horde. Nul prédateur ne peut échapper à un autre prédateur. La nature est bien faite.
Etrangement, IL constate qu’il est content d’observer ce spectacle. IL se demande pourquoi et il trouve la réponse. Parce que cela le conforte dans son idée : il ne faut pas vouloir être chef.